Pôles de compétitivité, thèses Cifre, appels à projet dédiés, instituts Carnot ou LabCom… Les dispositifs permettant des partenariats entre recherches publique et privée prennent de plus en plus d’ampleur dans le monde académique. « Depuis les années 1990 — et encore plus depuis 2010 —, des politiques volontaristes de rapprochement entre public et privé sont menées par les pouvoirs publics », explique Marion Desquilbet, présidente du groupe de travail à l’origine de ce rapport paru en juillet dernier sur l’indépendance de la recherche et de l’expertise en santé et en environnement. Le tout dans un contexte d’austérité budgétaire dans la recherche académique (une énième tribune au Monde le dénonce), comme le rappelle Denis Zmirou-Navier, président de la commission nationale Déontologie et Alertes en santé publique et environnement (cnDAspe), commanditaire du rapport : « Alors que les deux tiers des établissements sont en déficit, les chercheurs ont tendance à accueillir à bras ouvert les industriels prêts à financer leurs recherches, ce qui crée une fragilité. »
« Il n’y a pas d’expertise impartiale et de qualité sans, en amont, une recherche dégagée de toute influence »
Denis Zmirou-Navier
Innover sans influer. L’idée n’est pas de condamner ces partenariats, « source indispensable d’innovation » selon Denis Zmirou-Navier, mais bien « d’être clairvoyant sur les stratégies des industriels, qui veulent bien souvent éviter que les recherches ne pointent leurs impacts sur l’environnement, la santé ou la société : collaboration ne veut pas dire soumission. » Ex directeur adjoint de l’Institut de recherche en santé, environnement et travail (Inserm/Université de Rennes), ce professeur honoraire de l’université de Lorraine a été le témoin de situations plus que délicates : « des chercheurs qui se censurent pour ne pas déplaire à leurs financeurs privés, des partenaires privés qui cherchent à empêcher une soutenance de thèse dont les résultats ne lui conviennent pas… ces situations, certes extrêmes, existent bel et bien. » De véritables jeux d’influence qui ont des conséquences directes sur les connaissances produites par les chercheurs, celle-ci servant ensuite de matière première aux experts. Or, « il n’y a pas d’expertise impartiale et de qualité sans, en amont, une recherche dégagée de toute influence », rappelle Denis Zmirou-Navier.
Au rapport. C’est pourquoi la cnDAspe, commission consultative créée en 2013 suite au scandale du Mediator où les failles dans la gestion des conflits d’intérêts au sein des agences de santé avaient été révélées au grand jour, s’est auto-saisie de cette question de l’indépendance de la recherche et de l’expertise, menant à la création d’un groupe de travail en 2022 sous la houlette de Marion Desquilbet. L’économiste au sein de l’École d’économie de Toulouse, employée par l’Inrae, s’est entourée de six autres chercheurs et chercheuses – et d’un membre de la société civile. Certains viennent des sciences humaines et sociales, d’autres des sciences naturelles, mais tous sont bien au fait des problématiques d’influence en santé et en environnement. Les huit experts ont donc signé un rapport dense de 70 pages, rendu fin 2023, sur lequel s’est appuyé la cnDAspe pour produire son avis, publié le 31 juillet dernier.
« Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’échange d’argent qu’il n’y a pas de risque d’influence »
Marion Desquilbet
L’œil de Sirius. « Le point le plus marquant du rapport est la typologie des risques qu’il établit », estime Denis Zmirou-Navier. Après avoir auditionné une quarantaine d’acteurs, le groupe de travail a en effet identifié trois types de relations entre public et privé : financières, institutionnelles et structurelles. Et si les premières, notamment la rémunération de chercheurs par des industriels ou bien le financement de recherches par des acteurs privés, sont souvent pointées du doigt – relire notre plongée au cœur du partenariat de climatologues avec Total – les deux suivantes restent souvent dans l’ombre. Pourtant, « ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’échange d’argent qu’il n’y a pas de risque d’influence », alerte Marion Desquilbet. Des risques bien documentés par quantité d’études en sciences humaines et sociales, jamais mises bout à bout : « l’originalité de notre travail a été de réaliser une synthèse d’ensemble, et de la mettre en regard des pratiques », explique la présidente du groupe de travail.
Tour de table. Une des facettes de ces relations institutionnelles ? La présence d’acteurs privés dans les conseils de gouvernance des organismes de recherche. Au CNRS par exemple, les membres du conseil d’administration (CA) côtoient le “chief scientific officer” de Thales, la directrice développement environnement de LVMH, ou encore le directeur de la recherche et de l’innovation du groupe Solvay aux côtés d’Antoine Petit. Dans certaines universités, des personnalités extérieures issues notamment du monde socio-économique siègent également dans les CA, avec un droit de vote – ce qui était d’ailleurs au cœur des débats lors de la dernière élection à Paris Saclay, dont nous vous parlions. Idem au sein des agences de financement comme l’ANR, avec le risque d’orienter les priorités de recherche : en 2008, un appel à projet spécifique dans le cadre du programme « Alimentation et Industries Alimentaires » avait par exemple pour objectif principal « d’augmenter la compétitivité des entreprises », analyse le rapport.
« Les chercheurs ne sont pas forcément conscients des risques »
Marion Desquilbet
Si loins, si proches. À l’inverse, certains chercheurs du secteur public participent bénévolement à la gouvernance d’entités privées : Fondation Nestlé ou l’Institut Danone… Or celles-ci ont « pour mission d’orchestrer ce qui est communément appelé le lobbying scientifique ». Parfois, le lobbying se cache sous couvert d’une organisation à but non lucratif comme l’International Life Science Institute (ILSI), financée et pilotée par des grands groupes industriels tels que BASF, Coca-Cola, ou McDonald’s. « Les chercheurs ne sont pas forcément conscients des risques mais la participation à des événements communs avec des acteurs privés peut influencer la façon de réfléchir aux problèmes de santé et d’environnement et donc à terme induire une perte d’indépendance de la recherche », explique Marion Desquilbet. Et pour celles et ceux qui le réalisent et s’y opposent, la liberté d’expression est parfois mise à mal par leur propre institution, notamment lorsqu’elle est liée au secteur privé par une convention – Libération vient de révéler le contenu de certaines, portant notamment sur l’enseignement.
Gains communs. Encadrement du cumul d’activité, déclaration d’intérêt… à l’heure actuelle les garde-fous mis en place permettent principalement de juguler les risques liés aux relations financières. Avec peu de contrôle ni de sanction. La formation devrait également être renforcée, selon Marion Desquilbet : « On parle beaucoup d’intégrité scientifique, de manipulation d’images ou de l’ordre des auteurs, mais peu des biais induits par les recherches partenariales. » Beaucoup de questions restent par ailleurs encore impensées : « Dans un travail d’expertise, comment prendre en compte une étude issue d’un partenariat public privé ? », interroge la présidente du groupe de travail. Pour le président de la commission Denis Zmirou-Navier, « les contrats liant les institutions publiques et privées pourraient être plus protecteurs de la recherche académique ». Ce dernier défend une stratégie “win-win” réellement symétrique.
« Pour les experts (…), il devient (…) très difficile de faire valoir des connaissances qui ne rentrent pas dans les cases réglementaires »
Marion Desquilbet
Science réglementaire. Troisième et dernier type de relation : lorsque les intérêts marchands s’imposent de manière à travers les réglementations, avec des conséquences directes pour l’expertise, mais aussi pour la recherche. Avant la mise sur le marché d’un nouveau médicament ou pesticide, celui-ci doit en effet répondre à certaines exigences définies par des organismes comme l’OCDE dans le cas des produits chimiques. Or, les industriels y sont largement représentés et la gestion des liens d’intérêt fait cruellement défaut : « Qu’un comité chargé d’établir les normes pour les équipements de protection des employés agricoles soit présidé par un représentant de l’industrie des pesticides pose problème », illustre Denis Zmirou-Navier. « Pour les experts au niveau français, il devient alors très difficile de faire valoir des connaissances qui ne rentrent pas dans les cases réglementaires », explique Marion Desquilbet. Avec pour conséquence, en plus de la non prise en compte de certains résultats de recherche dans les commissions, l’absence de recherches sur des questions qui sortent du cadre : la “science non faite” – la philosophe Stéphanie Ruphy nous en parlait.
Tirelire. Pour pallier ce phénomène, une solution pourrait être la création d’un fonds, alimenté à partir d’une taxe de quelques pourcents sur les recherches partenariales, afin de financer des travaux sur les sujets précisément délaissés par les industriels. C’est une des nombreuses idées tirées des auditions menées par le groupe de travail, que ce dernier liste dans son rapport. « De nombreuses voies d’amélioration sont envisageables, explique Marion Desquilbet : de la plus minimaliste comme un rappel aux chercheurs qui candidatent à une expertise qu’ils doivent déclarer toutes leurs rémunérations, y compris celles en droits d’auteur, à la plus ambitieuse comme l’interdiction de siéger dans des entités menant des activités de lobbying comme ILSI. » La cnDAspe reprend dans son avis la proposition de création d’un fonds, qui serait géré par une institution publique, mais pour financer des travaux sur l’impact des partenariats public-privé sur la recherche. Envoyé aux 34 établissements publics de recherche et d’expertise en santé ou environnement – dont l’Inserm, le Muséum national d’histoire naturelle, l’Ifremer ou l’IRD, la liste complète est en annexe de ce décret – l’avis de la cnDAspe a pour objectif d’accélérer la prise de conscience des chercheurs et des institutions. Certaines préconisations comme la création d’un fonds visent évidemment plus haut, mais, comme vous le savez, les activités du ministère ont été quelque peu perturbées ces derniers mois. Affaire à suivre, donc.