Les chercheurs aux portes du pouvoir

La création du Conseil présidentiel à la science pose l’éternelle question du gouvernement scientifique de la France. Sans réponse claire jusqu’à maintenant.

— Le 22 mai 2024

Le 24 avril dernier, ils étaient 14 à franchir les portes de l’Élysée pour un rendez-vous pas comme les autres avec Emmanuel Macron en personne. Quatorze collègues de toutes disciplines triés sur le volet (liste en pied d’article) en décembre dernier pour participer au Conseil présidentiel à la science (CPS) et invités pour la première fois à discuter science avec le “PR” en personne. Deux sujets émergents étaient au menu de ce cours particulier : les macrophages et les semi-conducteurs, choisis pour leur importance scientifique et stratégique par cet aréopage de “super professeurs”. Trois heures et un déjeuner détendu plus tard, ce fut bouclé. Et ce en présence de Charles Swanton, chercheur au Francis Crick Institute et référence mondiale sur le sujet des macrophages, venu spécialement d’Angleterre. L’histoire retiendra qu’il a arraché le droit d’utiliser un powerpoint pour illustrer son propos, malgré les réticences initiales. « Les services de l’Élysée ne voulaient initialement pas de diaporama mais impossible de parler de science sans diapositives ! Nous avons donc pu avoir une vraie présentation scientifique, nous espérions ne pas l’ennuyer [Emmanuel Macron, NDLR]. Je pense d’ailleurs que ça n’a pas été le cas », rapporte Pierre-Paul Zalio, président du Campus Condorcet et membre du CPS.

« Emmanuel Macron a créé un conseil à son image »

Stéphane Piednoir, sénateur et président de l’OPECST

Deus ex machina. L’aura de mystère qui a entouré la mise en place du CPS à son annonce le 7 décembre dernier dans la foulée du rapport de Philippe Gillet (nous vous en parlions) et du discours d’Emmanuel Macron sur la recherche (nous vous en parlions également) a attisé les commentaires (notre analyse sur le sujet). La démission de Claire Mathieu (nous l’avions interviewée), mathématicienne et académicienne, dans la foulée des débats sur la loi immigration y a ajouté une coloration politique. Mais si, aux lendemains de sa première vraie séance, le CPS reste un sujet d’intérêt, c’est qu’il trahit une manière très française de convoquer la science : « Sur le fond, je valide le principe d’injecter de la rationalité dans la décision politique mais c’est très tardif et l’ensemble reste un peu flou : quels critères de sélection, quelle périodicité de réunion… les modalités nous manquent, analyse Stéphane Piednoir, sénateur et président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST). On ne peut évidemment pas reprocher à Emmanuel Macron de s’entourer de scientifiques mais il est regrettable qu’il ait attendu sept ans pour le faire avec des modalités très “jupitériennes”. Emmanuel Macron a créé un conseil à son image. »

Cénacle. La critique revient régulièrement : au-delà de la qualité de ses membres et du contenu intellectuel de haute volée qu’ils ont certainement proposé au Président, quelle est l’utilité d’un CPS à l’heure des grandes transitions ? « Ce conseil est une assemblée de précepteurs (…) Que des scientifiques brillants éduquent Emmanuel Macron est certainement une très bonne chose, mais ce n’est pas ça qui va permettre d’éclairer des politiques publiques par la science », pointe Patrick Lemaire, président du Collège des sociétés savantes. Quelques jours avant la tenue de la première séance du CPS, il a signé avec son collègue biologiste François Massol un édito dans Science pour dénoncer l’impéritie de l’Hexagone sur le sujet. « L’analogie avec un cours particulier pour le président n’est pas absurde, concède Pierre-Paul Zalio, mais il n’est pas anodin, dans un pays où les élites ne sont pas formées à la science et n’ont que rarement effectué des cursus universitaires, qu’un président se confronte à des questions scientifiques exprimées par des scientifiques ». Et puisque la science n’est jamais loin de la politique, la séance du 24 avril a aussi été l’occasion de parler de la situation de la recherche en France. En des termes que le commun des mortels ne connaîtra pas : pas de compte-rendu, pas d’avis public, le CPS tient à la confidentialité des échanges.

« Je le vois comme une espèce de mini bain de mini foule pour permettre au président de prendre la température de la recherche »

Claire Mathieu, mathématicienne et académicienne

Garde à vous. Contactés pour certains, les membres actuels se tiennent donc cois, à l’exception de Pierre-Paul Zalio, qui a semble-t-il endossé le rôle d’organisateur d’un CPS à l’organisation horizontale, sans présidence attitrée. « Nous n’avions pas de consignes impératives de discrétion mais c’est “l’esprit du conseil”, se souvient Claire Mathieu. Afin de conserver notre liberté de parole, le cadre était informel, je me sentais libre de divulguer le contenu de mes interventions mais tout le monde n’était pas d’accord avec cela. Il s’agissait aussi pour le président d’avoir un contact, non avec les présidents d’université ou les managers de la science mais bien avec les scientifiques eux-mêmes. Je le vois comme une espèce de mini bain de mini foule pour permettre au Président de prendre la température de la recherche en France ». Six mois après l’annonce de sa création, la date de la seconde séance n’est pas encore connue, les membres du CPS étant invités à interpeller l’Élysée et ses deux conseillers scientifiques, Mathieu Landon et Anne Laude, quand bon leur semblerait… et tenter de trouver une place dans l’agenda présidentiel.

Évangélisation. L’existence du CPS pose une autre question en creux : celle de l’influence de la science dans la prise de décision politique. Sur ce sujet, certains fulminent, comme Yves Bréchet, physicien et ancien haut commissaire à l’énergie atomique dans cette adresse aux jeunes polytechniciens : « La classe politique est technologiquement et scientifiquement décérébrée. C’est un fait ». Et la France ne fait, contrairement à l’idée générale, pas exception dans le monde, estime Rémi Quirion, Scientifique en chef du Québec (relire son interview) au sein du ministère de ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, un poste que certains souhaiteraient créer en France : « À part au Royaume-Uni, qui a une longue traduction de conseillers scientifiques, ou aux USA, il y a globalement peu de scientifiques dans les ministères. L’idéal serait d’avoir des jeunes chercheurs pour “contaminer” l’administration, pourquoi pas au travers de stages ». À noter qu’un concours “spécial docteur” existe pour intégrer l’Institut national du service public (ex École nationale d’administration), réservé cette année aux sciences de la vie. 

« Il est peu probable qu’il y aura un scientifique en chef dans les deux ans à venir »

Patrick Lemaire, collège des sociétés savantes

Chef, au rapport. Dans la lignée du rapport Gillet, qui proposait la création d’un poste équivalent aux Chief scientific officer du monde anglosaxon, le Collège des sociétés savantes préconise lui une solution “maison”, censément plus adaptée à la tradition hexagonale de l’exercice du pouvoir : « Notre préconisation serait de créer une autorité administrative indépendante [comme la CNIL ou l’ASN, voici la liste complète, NDLR] en appui au conseiller, dotée de missions précises et dont l’indépendance serait garantie par la constitution, avance son président Patrick Lemaire. Ce n’est pas une contre-proposition au CPS mais, avec une ou un scientifique au sommet d’un dispositif de conseil, la fonction serait publiquement incarnée, comme l’est celle du défenseur des droits en la personne de Claire Hédon. » L’ambition de cette proposition — plus coûteuse financièrement et en termes d’organisation — rend néanmoins sa concrétisation hypothétique : « Il est peu probable qu’il y aura un scientifique en chef dans les deux ans à venir. Hélas, seul un événement extrême, comme une nouvelle pandémie ou une flambée des populismes pourrait éventuellement accélérer le processus », continue Patrick Lemaire.

Au portillon. Malgré son intérêt, la création d’un tel poste ne va donc pas de soi en France : « Cela me semble une bonne idée, valide le québécois Rémi Quirion, mais il faudrait que ce soit bien organisé : vous avez déjà un casse-tête impressionnant dans les institutions. Attention de surcroît à ne pas créer de conflits avec les organisations déjà existantes, comme le CNRS, l’Inserm ou l’ANR, il faudra bien en discuter en amont. » Si les politiques souhaitent un avis scientifique, ils ont en effet déjà quelques portes où toquer : Alain Fischer, président de l’Académie des sciences, nous confirme ainsi la récente saisine de l’Académie des sciences par l’Élysée, qu’il pense être sans lien avec la création du CPS. Hasard du calendrier ou pas, vos collègues de la Coupole ont donc rendu le 21 mai un avis sur la place de l’hydrogène dans le mix énergétique. Le jour même où l’Élysée organisait une rencontre sur l’Intelligence artificielle en prélude au salon Vivatech où il était question de science… et de business, l’un n’allant souvent pas sans l’autre. L’actuelle ministre de la Recherche Sylvie Retailleau a également renoué avec l’Académie des sciences, la précédente rencontre officielle d’un ministre de la Recherche remontait à… Claude Allègre à la fin des années 1990.

« Une institution de plus pourquoi pas (…) mais le risque est de parler dans le vide au sein des ministères »

Rémi Quirion, Scientifique en chef du Québec

Au pied du mur. Et maintenant que faut-il faire ? « Disposer d’une institution de plus, pourquoi pas, mais à condition qu’il y ait un récepteur pour les rapports et avis qui seraient émis ; le risque est de parler dans le vide au sein des ministères », estime Rémi Quirion, qui est également président élu du Réseau international en conseil scientifique gouvernemental (INGSA). Effectivement, « il nous faut commencer à travailler dès maintenant pour poser les premières briques, en créant par exemple un réseau de conseillères et conseillers scientifiques bien identifiés au sein de chaque ministère, y compris dans les ministères régaliens », prône Patrick Lemaire. Agriculture, immigration, écologie, la science a beaucoup à dire sur ces sujets et bien d’autres… Reste maintenant à la rendre audible. 

Voici la liste des scientifiques du CPS : Alain Aspect (physicien, prix Nobel de physique), Fabrice André (oncologue), Lucien Bely, (historien), Aude Bernheim (microbiologiste), Hugo Duminil-Copin (mathématicien, médaille Fields), Françoise Gaill (biologiste et océanographe), Anne-Marie Kermarrec (informaticienne), Sandra Lavorel (écologue, médaille d’or du CNRS), José-Alain Sahel (médecin ophtalmologiste), Pascale Senellart, physicienne), Claudine Tiercelin (philosophe), Jean Tirole (économiste, Prix Nobel d’Économie), Pierre-Paul Zalio (sociologue)

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