La justice extraordinaire du Cneser

Confronté à l’explosion des cas de violences sexistes et sexuelles, le tribunal des enseignant-chercheurs est sommé de se réinventer.

— Le 15 février 2023

Dans une salle de réunion de la rue Descartes à Paris au ministère, des enseignants-chercheurs se font face, séparés par une rangée de tables. Contrairement aux apparences, ce n’est pas une réunion classique qui s’y déroule mais un procès. D’un côté, les victimes, témoins ou mis en cause, de l’autre, les juges, membres du Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche (Cneser), statuant en matière disciplinaire. Cette juridiction spécialisée est tenue de statuer, en appel, sur les sanctions prises par les sections disciplinaires des universités, à l’égard d’une faute commise par un enseignant-chercheur — allant du plagiat, au harcèlement moral ou sexuel en passant par des malversations financières. « Ça ressemble à un tribunal classique mais sans le côté solennel », explique Frédéric Baudin, membre suppléant il y a quelques années. Certains organismes de recherche, comme le CNRS, sont complètement indépendants de cette instance.

« On ne peut pas être satisfait, ni de la qualité des jugements, ni de la nature des décisions du Cneser, qui ne font qu’empirer ces dernières années »

Le Clasches

Sélection officielle. Le Cneser disciplinaire est, pour l’instant, uniquement composé de maîtres de conférence et de professeurs des universités, garantissant aux mis en cause un jugement par les pairs. Avec une particularité : un enseignant-chercheur ne peut être jugé que par des universitaires de rang égal ou supérieur au sien. Dix membres titulaires, répartis équitablement entre les deux corps enseignants, et dix suppléants, assurant le rôle des titulaires en cas d’absence de ces derniers. D’abord élus parmi l’ensemble des enseignants au Cneser plénier, ces juges sont ensuite choisis ou volontaires pour siéger au disciplinaire. Bien que certains, étant eux-mêmes professeurs de droit, possèdent une très bonne connaissance du droit disciplinaire, ce n’est pas le cas de la plupart des membres qui deviennent juges « sur le tas ».

Remise en question. La procédure se déroule en trois étapes : la saisine, l’instruction (où l’on regroupe les différents témoignages de l’affaire) et le jugement, à l’issue duquel est annoncée la relaxe ou la sanction, pouvant aller du blâme à la révocation. « Ce que nous jugeons, c’est l’infraction par rapport aux règles de la vie professionnelle, c’est-à-dire le dommage causé à l’université », explique Micheline Dupont*, ancienne membre titulaire de la juridiction. Dans ce cadre, la victime éventuelle n’est pas convoquée en tant que partie prenante du procès mais en tant que simple témoin. Les fautes disciplinaires n’étant pas définies légalement, ce sont aux juges de les déterminer et elles sont souvent fortement contestées, particulièrement pour les cas de harcèlement sexuel. Afin de pallier ce problème, la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique a modifié amplement la structure et le fonctionnement de la juridiction. Si l’instance s’occupait aussi des étudiants jusqu’en 2019, augmentant considérablement le nombre de dossiers à traiter, seuls les cas d’enseignants-chercheurs y sont maintenant jugés. Autre changement majeur dont l’application se fait encore attendre : celui de la présidence de la juridiction qui se voit confiée à un magistrat, désigné par le Conseil d’État.

« Nous sommes en 2023 et le ministère n’a toujours pas achevé cette réforme car le Cneser (…) ne semble pas être un de ses chantiers prioritaires »

Micheline Dupont

London Calling. La cascade de relaxes octroyées par la juridiction à la fin de l’année dernière – quatre en trois mois, sur sept affaires de harcèlement sexuel jugées – inquiète de nombreux collectifs. « On peut le dire, le Clasches n’est pas content. On ne peut pas être satisfait, ni de la qualité des jugements, ni de la nature des décisions du Cneser, qui ne font qu’empirer ces dernières années ». Le Clasches, c’est un collectif de lutte contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur. Les militantes — allant d’étudiants en master à enseignants-chercheurs — sont submergées par les témoignages : en 2022, près de 112 personnes ont pris contact avec le collectif pour rapporter des cas de harcèlement. « En moyenne deux ou trois témoignages par semaine, que ce soit par les victimes elles-mêmes ou des témoins de comportements inacceptables », explique Camille, une militante de ce collectif qui accompagne certaines victimes aux audiences.

Ça s’en va et ça revient. « Il faut que la peur change de camp et que les victimes portent plainte à la police » avait clamé l’ancienne ministre Frédérique Vidal à l’antenne de France Inter concernant le harcèlement moral et sexuel dans l’ESR. Une déclaration révélatrice pour le collectif : « Même si cette politique a au moins le mérite d’exister, il n’y avait pas eu un seul mot sur les sanctions disciplinaires, comme si elle en ignorait l’existence ». L’idée de mettre un conseiller d’État à la tête de cette juridiction pour cadrer les décisions n’est pourtant pas nouvelle. Déjà en 2013, cette proposition avait été évoquée dans un projet de loi relatif à l’ESR mais finalement abandonnée en raison de fortes oppositions syndicales. En 2019, elle ressurgit et s’impose cette fois dans la loi de transformation de la fonction publique avec pour objectif la professionnalisation de l’instance qui fait face à des cas de plus en plus complexes et dont les décisions sont souvent contestées. Et depuis, plus de nouvelles… « Nous sommes en 2023 et le ministère n’a toujours pas achevé cette réforme. Le Cneser n’est clairement pas — ou du moins ne semble pas être — un de ses chantiers prioritaires », nous confie Micheline Dupont. 

« Si [nommer un juge à la tête du Cneser était la solution], ces affaires seraient parfaitement traitées dans le système pénal actuel mais ce n’est pas le cas. »

Le Clashes

C’est la bonne. Mais le changement s’avère cette fois bien tangible puisqu’un conseiller d’État devrait bien prendre place à la présidence du Cneser disciplinaire au printemps prochain. « On a libéré la parole sur la question des violences sexuelles et sexistes (VSS), on a responsabilisé les établissements, c’est un progrès. Mais maintenant, il faut passer le cap de la sanction et juger les cas dans le respect des règles. Nous réfléchissons à comment faire pour accompagner et professionnaliser les personnes en charge de ces affaires », avait expliqué la ministre Sylvie Retailleau lors de son interview avec TMN – à retrouver ici et ici.  

Liberté, j’écris ton nom. Une décision qui a fait couler beaucoup d’encre parmi les syndicats, pour qui cette nomination représente un risque de grignotage de l’indépendance des enseignants-chercheurs.  Être jugé par ses pairs assure aux enseignants-chercheurs un arbitrage par des personnes familières du milieu universitaire, indépendamment du ministère ou du pouvoir local détenu par les chefs d’établissement. « Les juges [du Cneser disciplinaire, NDLR] pourraient se sentir tenus de suivre ce que dit le magistrat, parce qu’il s’y connaît mieux, bridant la liberté de jugement qui est liée au principe d’indépendance de notre métier », explique Micheline Dupont. Mais si la présence d’un magistrat ne fait pas l’unanimité, elle semble tout de même garantir « l’expertise d’un juge administratif professionnel, sans entacher la représentation propre et authentique des enseignants-chercheurs qui restent majoritaires au sein de l’instance », explique Jean-Michel Miel, président de l’association Jurisup, le réseau des responsables des affaires juridiques de l’ESR

« On rogne sur nos nuits, sur nos vacances ou sur notre temps de travail. Le Cneser n’est qu’un tribunal surchargé parmi d’autres »

Micheline Dupont

Potion magique. Un magistrat à la tête du Cneser disciplinaire, une solution miracle ? « Si ça l’était, ces affaires seraient parfaitement traitées dans le système pénal actuel mais ce n’est pas le cas. Soyons clair, le Clasches n’est pas prêt de partir à la retraite », rapporte Camille. Un problème de taille persiste : le fonctionnement de cette juridiction est régi par un texte ancien et plus tout à fait adapté aux affaires actuelles. Alors que le mis en cause a le droit d’être défendu par un avocat et a connaissance du dossier complet, la victime elle, par son statut de témoin, est privée de tout suivi de la procédure. Bien que depuis 2019, la victime ait droit à un accompagnement moral — que ce soit un avocat ou un membre du collectif par exemple —, ces derniers ne sont là qu’en tant que consultants et leur intervention ne peut être qu’occasionnelle et autorisée par le jury. Au contraire, la personne mise en cause peut, si elle le souhaite, interroger les témoins à la fin de l’intervention des juges. Certains se permettent même de commenter et interrompre les récits des témoins. « Il n’y a aucune reconnaissance du droit des victimes, explique Camille , toute la procédure est centrée sur le mis en cause. Les victimes sont sur la sellette, chaque question posée est faite pour fragiliser leur discours ». 

Erreur de débutant. Difficile de riposter seul·e et sans avoir connaissance au préalable des contres-arguments avancés par le camp adverse. Une opacité qui se retrouve aussi dans le rendu des décisions, souvent cassées en appel par le Conseil d’État pour insuffisance de motivation. Les chiffres sont, pour le coup, sans appel : sur la cinquantaine d’affaires ayant été portées devant la juridiction suprême plus de la moitié d’entre elles ont été cassées, la plupart du temps pour vice de forme.

« Les victimes sont sur la sellette, chaque question posée est faite pour fragiliser leur discours »

Camille du Clasches

Cours du soir. Mais là encore, connaissance du droit ne rime pas nécessairement avec compréhension de ce que sont les VSS. « Pour donner un exemple, on peut considérer que poursuivre de ses avances toutes ses étudiantes de master, y compris quand elles ont dit non, et leur proposer d’aller faire des week-ends à la plage, est un comportement qui contrevient à la réputation de l’établissement, à son bon fonctionnement et à la dignité du corps des enseignants. Et il serait bon que le Cneser se mette à la page à ce niveau-là », explique Camille. Le jury du Cneser disciplinaire étant renouvelé tous les quatre ans, les formations occasionnelles — et non obligatoires — données par des collectifs comme le Clasches sur la question, ne permettent pas d’assurer la pérennité de cette compréhension.

Time is running out. Manque de formation pour certains, mais surtout manque de temps pour tous alors que le nombre d’affaires ne fait qu’augmenter. Entre la lecture des dossiers d’instruction, dont certains font plus de 1000 pages, les audiences et les rédactions de rapport, les membres du Cneser disciplinaire enchaînent les affaires et ce sur la base du bénévolat. « On rogne sur nos nuits, sur nos vacances ou sur notre temps de travail. Le Cneser n’est qu’un tribunal surchargé parmi d’autres », explique Micheline Dupont. La charge de travail en décourage plus d’un. «​​ Il faudrait que les membres bénéficient au moins d’une décharge d’enseignement pour pouvoir étudier ces affaires avec toute l’attention qu’elle mérite », ajoute Frédéric Baudin. Problème de fond plus que de forme ? Si l’arrivée d’un conseiller d’État à la présidence du Cneser disciplinaire est un premier pas, d’autres seront nécessaires afin que l’instance puisse fonctionner de manière satisfaisante pour le plus grand nombre. 

*Pour préserver l’anonymat de la personne citée, les nom et prénom ont été modifiés.

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