La recherche fait-elle toujours rêver les jeunes chercheuses et chercheurs ? TheMetaNews a tenté d’y répondre lors d’un événement intitulé No Future ? et qui s’est tenu jeudi 28 novembre 2024 à Paris. Pour cela, six d’entre eux étaient sur scène. Quatre hommes, deux femmes. Deux doctorants, quatre jeunes docteurs : en sciences de la vie, sciences physiques ou philosophie. Avec leurs interrogations, leurs dilemmes quant à la poursuite d’une carrière académique. Face à eux, quatre grands intervenants ont défilé sur scène : des chercheuses et chercheurs beaucoup plus avancés dans la carrière, ayant pris au fur et à mesure des responsabilités jusqu’à atterrir à la tête d’établissement, d’agences gouvernementales, voire du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche pour Sylvie Retailleau. Des « vieux schnocks », pour reprendre le bon mot de l’un d’eux, Thierry Coulhon, qui ont tous accepté de se confronter jeudi 28 novembre aux préoccupations voire aux reproches de la génération montante.
« J’ai 35 ans, je vis avec ma compagne déjà docteure et on nous place devant un choix qui me met en colère, comme beaucoup de mes collègues, entre poursuivre chacun notre carrière dans la recherche, ou avoir des enfants et les élever ensemble. »
Quentin Rodriguez
Symphonie fantastique. Le format était réglé comme du papier à musique. Après une ouverture de l’événement par le producteur d’émissions scientifiques sur France Culture Antoine Beauchamp, qui a interprété une variation très personnelle autour de la grande question de l’après-midi (voici son texte pour découvrir si la recherche le fait encore rêver), l’orchestre est rapidement monté sur scène. Les six jeunes chercheuses et chercheurs ont adressé leur question deux par deux à l’un des grands intervenants. Les ténors de la recherche disposaient de 20 minutes pour répondre.
Premier mouvement. Doctorante en microbiologie à l’Université Toulouse III – Paul Sabatier, Wendy Le Mouëllic a ouvert le bal en questionnant le président de l’Académie des sciences Alain Fischer sur l’avenir de la recherche fondamentale face à l’évolution des modes de financement : « Quand j’explique hors du labo que je travaille sur la tuberculose, on me demande si je cherche un traitement. Soyons honnêtes, pas tout à fait (…) je fais de la recherche fondamentale », a introduit la gagnante nationale de l’édition 2024 de Ma thèse en 180 secondes. Avant d’expliciter le fond de sa pensée : « Pourra-t-on encore chercher “seulement” pour comprendre ? » Prenant sa suite au micro, Antoine Pasquier, lui, veut au contraire avoir un impact, et tout de suite. Après un doctorat en acarologie (l’étude des acariens) avec des applications pour l’agriculture, il dénonce les absurdités du système : « Au sein du labo, nous souhaitions prendre trois stagiaires pour faire l’état des lieux des démarches administratives afin de les simplifier (…) Nous n’avons pas pu… à cause de la complexité administrative ». Une situation qui a fini par le lasser : il s’est lancé dans la création d’une startup, Evolutiv Agronomy. D’où sa question : « Comment permettre aux chercheurs académiques de se concentrer sur leur recherche et non sur des longueurs administratives incessantes ? »
« Mon discours peut paraître négatif mais rien n’est irréversible »
Alain Fischer
Jeu des 1000 francs. Le président de l’Académie des sciences Alain Fischer a, sans surprise, rappelé son attachement à la recherche fondamentale avant de lister plusieurs menaces, dont le risque de “décrochage” de la France en la matière, faute de financements suffisants. Une expression qui coure sur les lèvres de nombreux politiques, y compris Patrick Hetzel, récent ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, démissionnaire à l’heure où nous écrivons ces lignes. Chercheur dans le biomédical, il a également plaidé pour une simplification des démarches administratives et de l’évaluation des chercheurs (relire notre interview de février 2023). Au second coup de xylophone, il a toutefois voulu finir sur une note d’espoir : « Mon discours peut paraître négatif mais rien n’est irréversible. »
Entre-deux. Après une courte interlude dévolue aux résultats du sondage (relire notre analyse détaillée), ce fût au tour de Quentin Rodriguez d’interroger l’ancienne ministre de la recherche Sylvie Retailleau (voici notre dernière interview en juin 2024). En écoutant ce doctorant en histoire et philosophie des sciences, passé à la tête de la Confédération des jeunes chercheurs (CJC) largement opposée à la loi recherche (LPR), le public a senti la tension monter : « J’ai 35 ans, je vis avec ma compagne déjà docteure et on nous place devant un choix qui me met en colère, comme beaucoup de mes collègues, entre poursuivre chacun notre carrière dans la recherche, ou avoir des enfants et les élever ensemble. » Dressant le constat d’une augmentation des emplois précaires dans le monde de la recherche – aujourd’hui de près d’un tiers – largement liée au mode de financement par appel à projet, Quentin Rodriguez a donc asséné sa question : « Comment pensez-vous permettre aux jeunes chercheurs d’accéder à une situation stable – un emploi permanent – à la sortie du doctorat, sans passer par une longue période de sacrifices personnels ? »
« Dans quel métier bénéficie-t-on toujours, malgré tout, d’une liberté de ses sujets ? »
Sylvie Retailleau
Allo maman bobo. Sur un thème proche, la deuxième question concernait la santé mentale des jeunes chercheurs. Notre journaliste Noémie Berroir l’a adressé depuis la régie : « Je suis certainement la seule ici à ne pas avoir de doctorat, mais je l’ai envisagé. En master recherche, un doctorant était venu témoigner : “la thèse, c’est la dépression”. » Avant de citer l’une des dernières études démontrant l’ampleur du phénomène parmi les doctorants suédois, l’amenant à la question suivante : « Comment éliminer la culture de la souffrance dans la recherche ? » Au pupitre, Sylvie Retailleau a la parole pendant 20 minutes.
De grandes espérances. Elle qui a été ministre de la recherche durant deux ans et demi est apparru toujours aussi impliquée sur le sujet : « C’est un devoir que de venir débattre. » Dans sa réponse, l’ancienne présidente de Paris-Saclay a choisi de s’appuyer sur l’enquête réalisée par le Réseau national des collèges doctoraux (RNCD), montrant le haut niveau desatisfaction des doctorants (nous vous en parlions). Une manière de relativiser ? « Le stress sera difficile à évacuer du doctorat, qui est une véritable expérience de vie. » Pour Sylvie Retailleau – qui n’a aucun lien de parenté avec Bruno, soit dit en passant –, le problème tient en réalité surtout au manque d’information des doctorants et à leur manque de visibilité des débouchés dans le privé. Elle mise ainsi sur la création d’une plateforme à destination des jeunes chercheurs (nous vous en parlions). La physicienne, qui a poursuivi l’essentiel de sa carrière dans la même université, a finalement terminé son discours sur une anaphore déclinant les aspects passionnants de la recherche : « Dans quel métier apprend-on toute sa vie ? Dans quel métier bénéficie-t-on toujours, malgré tout, d’une liberté de ses sujets ? »
« Alors que nous étions écrasés par le mandarinat, vous avez réussi à installer le doctorat comme une profession. »
Thierry Coulhon
Sous vos applaudissements. Sylvie Retailleau descend de scène pour laisser la place à Thierry Coulhon. Des six jurés toujours installés sur scène, Gaëlle Vitali-Derrien, en postdoc à Paris-Saclay, se lève et prend le micro. Engagée pour la jeunesse en situation de handicap (nous l’avions interviewée à ce sujet), elle rebondit sur l’intervention précédente : « Les jeunes chercheurs, impliqués dans la majorité des publications, sont des acteurs immanquables de la recherche. » Mais quand il s’agit de faire entendre sa voix sur des sujets politiques, la tâche est plus complexe. « Comment participer à faire changer les choses au niveau national et européen ? » demande-t-elle donc à celui qui a été conseiller auprès d’Emmanuel Macron entre 2017 et 2020. Autre sujet très politique, celui du climat et de l’écologie. Docteur en géophysique et enseignant-chercheur contractuel à Nantes Université, Mathieu Bouffard fait partie du collectif Labos1point5 (relire son interview). Ce dernier vient justement de participer à la rédaction d’une tribune, dont il s’inspire pour sa question : « Alors qu’une transformation de la recherche, passant la réorientation de certaines activités, semble absolument nécessaire, comment faire pour que les politiques scientifiques ainsi que les critères d’évaluation en tiennent enfin compte ? »
Souvenirs, souvenirs. Au départ pensif, Thierry Coulhon se munit d’un micro sans fil : le show peut commencer. Âgé de 66 ans, Thierry Coulhon, qui nous confiait en 2021 n’avoir aucun goût pour le déni de réalité, a mis en avant le fort décalage existant entre le vécu des jeunes chercheurs en 2024 et celui à son époque : « Quand j’ai été recruté en 1984, il n’y avait pas de poste. Beaucoup ont eu le sentiment d’être des survivants. » Une manière d’éteindre le feu des revendications actuelles des jeunes chercheurs ? « Alors que nous étions écrasés par le mandarinat, vous avez réussi à installer le doctorat comme une profession », les félicite-il. Au sujet du climat, le président du directoire de l’Institut Polytechnique de Paris estime que la recherche n’est pas à la ramasse et cite notamment les activités du centre interdisciplinaire Energy4Climate. En partenariat avec le privé et notamment TotalEnergies, l’institut ne fait pourtant pas l’unanimité parmi les climatologues, nous vous en parlions. Pour finalement relativiser le problème des émissions carbone de la recherche, qui n’est évidemment pas le secteur le plus pollueur : « Il ne faut pas être nombriliste… » L’ancien président du Hcéres, qu’il n’a pas pu s’empêcher de défendre, Thierry Coulhon a finalement appelé à sortir du « lamento » et rappelé que la vie des permanents n’est pas non plus toute rose : « Avoir un poste est le Graal mais personne ne se préoccupe des ressources humaines. »
« La condition sine qua non d’un respect de la liberté académique, ce sont des emplois stables. »
Hélène Boulanger
Scherzo. Le quatrième et dernier mouvement de cette symphonie était dévolu à la prestation d’Hélène Boulanger, présidente de l’université de Lorraine. La première question lui était posée par l’auteure de ces lignes, au sujet de l’inclusivité dans la recherche. Doctorante en physique il y a plus de dix ans, le manque de diversité m’avait choquée. Que ce soit les femmes, les personnes racisées, issues de classes sociales défavorisées ou en situation de handicap, toutes ces “minorités” subissent des discriminations, du harcèlement moral, voire des violences physiques, alertait en 2022 la Défenseure des droits. Comment mieux les protéger ? À ma suite, le postdoctorant en biologie Arthur Michaut, qui dédie une partie de son temps à la médiation scientifique via le workshop ComSciCon, commença par une simple comparaison : « Aux États-Unis, quand je disais que j’étais en doctorat, les gens étaient admiratifs. » En France, le manque de reconnaissance s’observe aussi bien au quotidien qu’au sommet de l’État : sur 70 admis à l’Institut national du service public (ex-ENA) cette année, seuls deux avaient le titre de docteur (relire notre interview à l’ouverture du concours pour les docteurs). Que faire donc pour redorer le blason du doctorat ?
Cinéphile. En représentante des sciences humaines et sociales, Hélène Boulanger a commencé par préciser “d’où” elle parlait : en tant que maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication. D’où elle a pu observer des évolutions qu’elle estime très positives depuis son doctorat en solitaire. Le regard de la société sur les scientifiques est également en train de changer, assure-t-elle, mentionnant le personnage d’Agnès Jaoui dans le film On connaît la chanson, en doctorat sur les chevaliers du lac de Paladru en l’an 1000 : « Alors que toute la salle de cinéma riait, j’étais la seule à me dire que ça avait l’air intéressant ». Ce fut à son tour de faire rire la salle en ce 28 novembre, avant de revenir aux choses sérieuses : « La condition sine qua non d’un respect de la liberté académique, ce sont des emplois stables. » Elle invita ensuite les jeunes chercheurs à embarquer pour construire un monde de la recherche idéal, en dépassant les oppositions. Concernant l’inclusivité, la présidente de l’université de Lorraine a pris en exemple l’ouverture de contrats doctoraux puis de postes réservés aux personnes en situation de handicap dans son établissement. Des progrès restent à faire mais elle l’assure : « Nous sommes des milliers à nous battre chaque jour pour que chacune et chacun se sente libre à l’université et dans la recherche, et je suis sûre qu’on va y parvenir. » Hélène Boulanger votera Future, c’est certain.
« Suis-je une éternelle insatisfaite ? Cela manquait de concret. »
Gaëlle Vitali-Derrien
Ad libitum. Mais c’était au jury de rendre son verdict et, durant sa délibération, le public s’exprime : la recherche vous fait-elle encore rêver ? La réponse est sans appel, positive à 85%. Un résultat très différent de celui de notre sondage (relire notre analyse) qui peut s’expliquer par la présence à l’événement de nombreux chercheurs plus avancés dans leur carrière. Retour des six jeunes jurés sur scène pour un bis haut en couleur. Wendy Le Mouëllic vote Future sans hésitation : « J’y crois encore et je n’ai pas envie de fuir mais de prendre ma part de responsabilités. » Ce sera en revanche No Future pour Antoine Pasquier ; les notes qu’il tient dans les mains sont couvertes de réactions aux réponses des intervenants. Engagé dans des associations d’aides aux jeunes chercheurs, il déplore notamment l’absence de discussion sur l’encadrement de doctorat et le management de la recherche en général : « Le rapport Gillet n’a pas pris en compte les travaux en sciences humaines et sociales. »
Cadence parfaite. Le micro passe à Quentin Rodriguez, pas du tout convaincu non plus par les intervenants qui selon lui ont joué la carte de la déresponsabilisation : « Ce serait à nous de tout faire ? ». La dent dure, le jeune chercheur souligne une absence de vision globale des politiques, se contentant de « bidouillages (…) là où on va ne me donne pas envie ». No Future. Pareil pour Gaëlle Vitali-Derrien : « Suis-je une éternelle insatisfaite ? Cela manquait de concret », regrette-t-elle. Tout en appelant de ses vœux une reconnaissance de l’expertise que possèdent les jeunes chercheurs, avec l’espoir de passer un jour à Future. Incapable de choisir, Mathieu Bouffard aimerait aussi afficher Future, mais déplore un discours très lyrique et positif autour de la science, sans remise en question malgré les évolutions sociétales. L’enseignant-chercheur contractuel monterait toutefois volontiers « à bord » mais comme il l’exprimera de la manière la plus honnête possible : « Cela dépendra de l’issue du concours du CNRS. » Même situation pour Arthur Michaut, qui vote Future pour montrer l’envie de se battre, regrettant tout de même que les intervenants n’aient que très peu abordé le nerf de la guerre : « Avec quel argent met-on en œuvre toutes ces belles solutions ? » Fin de la représentation, rendez-vous autour d’une coupe de kombucha pour continuer le débat.